Réflexions sur l’Enigme de la Chambre 622 de Joël Dicker, par Jenny Rachel

Michel Butor avance : « on écrit toujours adossé à une bibliothèque », le processus de création s’abreuvant des inspirations, réécritures, en filiation à la littérature censée par ses pairs, aux mythes et figures classiques.

Que dire alors du dernier roman de Joel Dicker ? Sûrement qu’il a toujours écrit adossé à un mentor, représentant en lui-même une bibliothèque bien garnie : feu Bernard de Fallois.

Le titre L’énigme de la Chambre 622 invoque forcément le classique des policiers : Le mystère de la Chambre Jaune, de Gaston Leroux. Ou un autre roman à énigme, genre qui a pris en noblesse grâce à Sir Arthur Conan Doyle avec Sherlock Holmes. C’était tentant, après le succès des derniers opus policiers, situés eux aux USA, et généralement salués de tous…

L’auteur prodige essuie pourtant de fortes critiques avec ce dernier roman.

Pour cette semaine de la francophonie, je vous en présente mon analyse, en passionnée de littérature, et désormais tournée vers la valorisation de la francophonie en Suisse.

Joel Dicker est un auteur à la mode, c’est certain, le jeune genevois ne fait pourtant pas partie de la vague de livres, pardon pour l’anglicisme : « easy-reading, feel-good ». Ses romans se construisent sur l’enchevêtrement des intrigues, et non le roman fleuve. Le roman policier oscille par nature sur une structure duelle régressive entre la scène du crime, finalement mineure, et l’histoire de l’enquête, qui permet de reconstituer les motifs et les conditions du crime. Ajouté à cela l’évocation d’autres personnages, d’autres relations, jetant un trouble sur l’élucidation du crime, qui finalement ne peut se faire qu’une fois qu’on a toutes les données, à la toute fin, et qui met l’auteur, et son enquêteur en position de toute puissance, de réussir l’un avec l’autre un tour de force, dénouer tous les nœuds qui ont fait l’intrigue.

Dans un roman policier classique, les personnages n’ont qu’un rôle fonctionnel, adjuvants-opposants, suspects-informateurs, mais les aspects sociaux et psychologiques de chacun ne sont pas étudiés. Il ne s’agit pas de roman de la conscience avec des personnages de folle épaisseur humaine et romanesque.

Quand je lis cette première critique à l’égard du roman de Joel Dicker : les personnages et leurs dialogues sont un peu pauvres, je me dis qu’il est dans le style annoncé.

La seconde critique qui est revenue pour cette Enigme, c’est « on se perd dans les différents allers-retours de la temporalité », roman pas facile à suivre, c’est encore une fois symptomatique du style.

Il faut savoir que pour un écrivain assez reconnu, de telles critiques peuvent être un tremplin : le succès de Dicker fascine, et pour la première fois, il présente un roman qui tient aussi sur le personnage de l’écrivain : il se met en jeu. On entend sa voix, ses confidences, ses faiblesses même. Il est un écrivain qui boîte, qui se raccroche à l’énergie d’une femme rencontrée dans un hôtel et qui lui rappelle son art et sa plume.

La raison de la faiblesse de Joel Dicker est le prétexte qu’il prend pour écrire ce livre : il a perdu un ami, un mentor, une figure de l’édition française, celui sur lequel repose tout son succès. Dans ses digressions privées, Joel Dicker rend hommage à Bernard de Fallois, des éditions du même nom, et il devient pour tous les lecteurs, post-mortem, la figure de l’éditeur de Dicker, il associe ainsi son nom et sa carrière à jamais à son succès. L’écrivain fait son travail de deuil par l’écriture, mais il en profite aussi pour mettre fin aux polémiques de « littérature-marketing » en assumant très bien que son éditeur l’a poussé en haut des ventes pour le faire connaître (il n’y a pas de honte à la réussite et ses moyens pour y arriver : c’est plus Suisse), en montrant l’aspect réaliste de l’édition, mais surtout l’aspect humain d’une rencontre.

Joel Dicker parle donc de la personnalité et de la carrière de son éditeur, et s’en absorbe, ce côté plus autobiographique montre ses fragilités et son quotidien d’écriture, ses peines de coeur, qu’il n’enjolive pas, la manière dont la littérature le poursuit par son statut et les histoires se présentent à lui par la formation d’esprit que lui a donné l’écriture. La mention qu’il fait de vrais acteurs du monde littéraire, des secrets du milieu, fait que lorsque le roman retourne vers la fiction, on ne questionne pas le fictionnel : ses rencontres semblent plus vraies, il dit avoir rencontré les témoins du meurtre, les lieux, et cela donne toute crédibilité à l’histoire de l’enquête. L’auteur de best-seller qui se fait appeler nonchalamment « l’écrivain » a décidé de se montrer à jour, et de mêler ceci à une enquête, sur ses terres : Genève, le lac, les montagnes, Verbier : comme cette cartographie reconnaissable, européenne pour un auteur qui se passionne de culture américaine, comme cette cartographie est satisfaisante pour le public Suisse ! Qui avant avait ainsi écrit, à si grande échelle, des histoires de banquiers et de meurtres, avant ?

Et voilà la troisième critique : « Dicker ne se nourrit que de clichés, sur les milieux de la banque et leurs dynasties « stupides », du luxe, des épouses de l’Est, les services secrets suisses… ».

Ces ingrédients permettent pourtant de conjuguer les thématiques du pouvoir, les passions, l’argent, les fantasmes populaires, les sentiments, la nostalgie, le crime et le suspend… C’est plutôt une belle promesse.

Pour moi, malgré quelques accrocs, et en effet parfois des dialogues qui auraient mérité plus de ressenti, un style moins quotidien, c’est un roman très réussi. Un peu boiteux, comme son auteur abîmé par la perte de son éditeur, fidèle relecteur, parce que les allers-retours dans le temps, le tourbillon des dates, le passage frénétique d’un moment à un autre m’a donné une impression de trouble. Ce trouble, lié à la taille du roman, aux personnages perdus eux aussi, me donne un sentiment d’instabilité générale, le côté intime s’arrête un peu tôt, ce monde des banques paraît aussi instable : je dirai que c’est révélateur d’une époque d’agitation et de perte des repères. On reconstruit finalement le puzzle, et il est plaisant d’arriver au bout de ce grand format, on s’en sort soulagé. J’aurai aimé que les personnages et leurs dialogues soient encore un peu épaissis, que les informations soient moins distillées peut-être et moins anecdotiques au fil des nouvelles découvertes de l’enquête, mais comme mentionné cela appartient au style finalement. Le personnage de Lev Levovitch (nom emprunté à un peintre russe) est tout à fait remarquable et laisse une forte impression.

Je recommanderai à des futurs auteurs, jeunes écrivains, de lire ce livre en imaginant la manière dont l’auteur l’a construit, son travail préparatoire, ses différentes versions : on sent encore la construction romanesque parfois et pour ceux qui connaissent le poids de ce travail, le texte tissé, on en reste admiratif du puzzle en relief : Joel Dicker se fixe de grands challenges de tissus littéraires à tous les coups. Il en faut du courage. Si ce Podcast lui tombe sous l’oreille, je lance l’invitation : cher Mr Dicker on aimerait beaucoup vous entendre sur Franzine.

Je serai heureuse de lire en commentaires ce que vous en avez aussi pensé, et si votre regard Suisse change quelque chose à votre manière d’aborder ce récit. Y a-t-il un lectorat particulièrement suisse francophone ?

Entre la minute 12 et 16, je me suis permis un ajout sur le coup de théâtre ! Le 3 Mars 2021, Joel Dicker a annoncé sur Instagram quitter les éditions de Fallois pour monter sa propre structure, je m’aventure à analyser ce phénomène, cette analyse m’appartient et n’engage que moi. Cette annonce est forcément porteuse de sens, sur la propriété intellectuelle des œuvres par leurs auteurs notamment, sur l’importance de la relation humaine dans les partenariats. J’invite à nouveau Joel Dicker à nous parler de sa nouvelle formule pour fin 2021 et qui aura siège à Fribourg ! Cet aspect de littérature plus moderne, émancipée, m’intéresse énormément ! Grâce à vos écoutes et partages, peut-être acceptera-t-il de s’adresser à vous directement ? De me corriger si besoin, et d’ouvrir ces thèmes de la création littéraire en Suisse, de la richesse du cadre romanesque de notre situation géographique.

Merci de votre écoute, pour cet épisode spécial semaine de la francophonie, on se retrouve sur Franzine pour de nouvelles interviews, à bientôt ! 

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